e douzième et dernier travail va mener Héraclès dans un Au-Delà
beaucoup moins enchanteur que le jardin des Hespérides ; Eurysthée
lui ordonne en effet de se rendre aux Enfers pour capturer Cerbère,
le monstrueux chien de garde qui empêche à toute âme défunte de
regagner le chemin de la vie. Et après bientôt douze années de
souffrances, le roi de Mycènes s’engage à le libérer à l’issue
de cette ultime épreuve mais il sait très bien qu’il est pratiquement
impossible de sortir de l’Hadès. Cependant, cela n’inquiète guère
le héros, il a déjà vaincu d’innombrables adversaires et il n’est
pas question pour lui de fléchir avant sa totale expiation ; même
si cette fois-ci, c’est à la mort qu’il devra se mesurer.
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Hercule aux Enfers,
huile sur toile, Zurbarán, 1637. |
Pour
atteindre l’Hadès, Héraclès sait qu’il doit se rendre dans l’une
des nombreuses entrées, l’une d’elles est située au Cap Ténare
(à l’extrême sud du Péloponnèse), dans une grotte qui s’ouvre
sur le sanctuaire de Poséidon, tout près d’un temple du dieu ;
mais bien vite, à peine franchis les remparts cyclopéens de Mycènes,
il apprend de quelques prêtres que le passage vers le monde des
morts ne peut se faire sans certains rituels préalables ; tout
d’abord il doit être initié aux mystères célébrés à Eleusis, au
nord-ouest d’Athènes, et pour cela deux conditions sont nécessaires :
être adopté par un grec et se purifier du sang qu’il a versé,
notamment lors du massacre des Centaures. Sans perdre plus de
temps, le héros change de cap et s’oriente vers l’est ; il traverse
l’isthme de Corinthe qui, tel un pont naturel, relie le Péloponnèse
à l’Attique, et en quelques heures de marche il atteint la petite
ville d’Eleusis, voisine d’Athènes de quelques kilomètres. C’est
dans ce lieu sacré, tant vénéré par les grecs, qu’on célèbre les
Eleusinies ou "mystères de Déméter" ; la déesse de la terre y
possède d’ailleurs son plus grand temple. Comme leur nom l’indique,
les mystères d’Eleusis consistent à pratiquer d’étranges rituels
dont le secret est tellement bien gardé que les non-initiés n’ont
jamais pu savoir exactement de quoi il en ressortait. Toujours
est-il qu’Héraclès, bien décidé de clore ses travaux dans le délai
le plus court, exige des prêtres assignés qu’ils l’initient à
ces fameux mystères. L’un d’eux, répondant au nom d’Eumolpos,
lui explique toutes les formalités d’usage ; comprenant bien vite
que le héros jouit d’un destin hors du commun, le prêtre parvient
à le faire adopter par un athénien nommé Pylios comme l’exigent
les lois ecclésiastiques, ensuite Eumolpos procède au cérémonial
de la purification destiné à l’expiation des meurtres commis par
Héraclès (ce qui préfigure déjà son rachat devant Eurysthée).
Enfin, le prêtre introduit le héros à l’initiation proprement
dite et l’emmène au Télestérion (ou salle des initiations) à l’abri
des regards indiscrets. Après ces quelques jours passés à l’intérieur
du sanctuaire des "deux déesses"(en l'honneur de Déméter et Perséphone),
Héraclès est fin prêt à affronter le royaume des ombres, non pas
que les mystères d’Eleusis lui ont fourni la clé de l’immortalité
mais plutôt qu’ils lui confèrent une immunité face à la peur de
la mort. Enrichi par une expérience aussi singulière, le héros
reprend le chemin de Corinthe encore plus serein et confiant dans
le succès de son épreuve. Il traverse le Péloponnèse sans difficulté
et parvient au Cap Ténare, là où se terminent les terres méridionales
de la Grèce. A l’intérieur du sanctuaire de Poséidon, Héraclès
est attiré par une concavité située près du temple principal ;
pas de doute, il s’agit bien là de la caverne qui mène droit aux
Enfers. Le héros pénètre dans le tunnel et plonge dans la plus
totale obscurité…
A
tâtons, Héraclès s’enfonce dans la terre avec cette étrange impression
d’être observé ; malgré cela, il poursuit son chemin sans broncher.
Pas à pas le noir se fait moins intense, les détails des parois
commencent à se dessiner, des ombres inquiétantes apparaissent
aussi et tout ce qui l'entoure s’illumine d’une faible lueur rousse.
Bientôt c’est le bruit de l’eau qui attire son attention, un léger
clapotis résonne dans toute la grotte et parvient à ses oreilles.
Il débouche alors sur une région désolée, sans aucune forme de
vie, où des eaux froides et stagnantes, des fleuves sans courant
accentuent cette impression de néant : il y a là le Styx, l’Achéron
ou encore le Pyriphlégéton et le Cocyte dont les noms seuls suffisent
à glacer le sang des mortels.
Le héros aperçoit bientôt, revenant de l’autre rive, une barque
délabrée conduite par un vieil homme à l’aspect sinistre : c’est
Charon, le passeur qui est chargé de faire traverser les âmes
des défunts. Quand Héraclès se présente devant le vieux nautonier
ce dernier est épouvanté de voir tant de vie dans ce corps et
tant de détermination dans ce regard ; le héros saute sur la petite
embarcation devant la passivité inhabituelle de Charon, pétrifié
par la peur. Le vieil homme tremblant de tous ses membres pagaie
en silence et conduit docilement Héraclès sur l’autre rive ; d’ailleurs,
Hadès le condamnera une année aux fers pour avoir laissé passer
un vivant.
Le héros poursuit donc son chemin, il remonte un
sentier où virevoltent de nombreuses âmes damnées ; les fantômes
s’écartent devant les pas d’Héraclès et sous la menace de son
arc les ombres préfèrent s’enfuir ou disparaître. Seulement deux
spectres persistent à tourner autour du héros et ils parviennent
même à l’étourdir ; Héraclès reconnaît l’un d’eux, il s’agit de
Méduse, la gorgone aux cheveux de serpents, il tend son arc avec
détermination mais son geste est arrêté par le second fantôme :
c’est le célèbre Méléagre que le héros pointe déjà avec l’une
de ses flèches. Cependant le revenant, d'une voix douce et calme,
parvient à le tranquilliser et il l’avertit qu’il est inutile
de tirer sur des ombres. Rassuré par le discours de Méléagre,
Héraclès l'écoute attentivement: le spectre propose au héros la
main de sa sœur Déjanire et lui fait promettre de l'épouser dès
qu’il sera de retour parmi les vivants. Le fantôme de Méléagre
disparaît brusquement et Héraclès reprend son ascension vers la
porte des Enfers sans savoir que le mariage avec la belle Déjanire
le mènera à sa perte.
En continuant sa route il fait une seconde
rencontre fortuite, il aperçoit, enchaînés au sol, en position
assise, Thésée et son compagnon Pirithoos; ce dernier voulait
devenir l’amant de Perséphone, l’épouse d’Hadès, et pour ce projet
hardi il avait demandé l’aide du héros athénien. Visiblement les
choses n’avaient pas tourné en leur faveur…sans hésiter une seule
seconde, Héraclès tire sur les bras de son ami Thésée et brise
les chaînes avec son aisance habituelle ; par contre, quand vient
le tour de Pirithoos, la terre se met à trembler si fort qu’il
ne parvient pas à le redresser, apparemment le maître des Enfers
se refuse à libérer un homme qui a tenté de déshonorer sa reine.
Un peu plus loin, Héraclès croise un autre damné du nom d‘Ascalaphos ;
ce dernier avait été condamné par Déméter à supporter le poids
d’une énorme pierre car son témoignage avait condamné sa fille
Perséphone à vivre auprès d’Hadès. Pris de pitié pour ce pauvre
homme coincé sous l’énorme bloc de roche et dont la tête seule
dépasse, le héros pose l’une de ses épaules sur le monolithe et
le fait rouler sur le côté en poussant de toutes ses forces. Cependant,
au moment même où Ascalaphos est libérer de l’énorme fardeau,
il est immédiatement transformé en chat-huant par Déméter ; et
quand Héraclès s’apprête à constater l’état du misérable détenu,
à sa grande surprise, il aperçoit uniquement un petit oiseau de
nuit s’envoler devant lui en hurlant de terreur…
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Héraclès
et Cerbère, dessin,
anonyme, XVIIème siècle. |
Hercule luttant contre
Cerbère,
Antonio Tempesta, XVIème siècle. |
Arrivé tout
près des portes, Héraclès a la bonne idée de vouloir sacrifier
l’un des bœufs du troupeau qu’il remarque en train de paître sur
les terres désolées des Enfers. Il se jette sur l’une des bêtes
et l’égorge offrant son sang frais à toutes les âmes errantes
du royaume des morts. Ménoitès, le bouvier d’Hadès -que le héros
a déjà eu l’occasion de croiser en Erythrée lors du dixième travail-
consterné par cet outrage, se précipite sur Héraclès et le provoque
à la lutte en ignorant le danger qu’il court à vouloir combattre
un tel guerrier. Le combat ne dure en effet que quelques secondes,
juste le temps pour le héros d’attraper Ménoitès par la taille
et lui casser quelques côtes ; il faut même l’intervention de
Perséphone en personne pour arrêter le massacre : elle intercède
en faveur du bouvier et exige que le héros le laisse partir. Héraclès
relâche le corps frêle à contrecœur et la reine des Enfers au
teint blafard et aux habits sombres lui propose de la suivre jusqu’à
son palais car il est son honorable invité.
L’accueil de Perséphone
tout d’abord froid et autoritaire va devenir très chaleureux à
son arrivée dans la résidence royale : la reine reconnaissant
en lui le fils de Zeus le traite comme son égal ; elle lui fait
apporter des pains brûlants, des marmites de pois cassés, un bœuf
à la braise, des galettes et des croissants au four. Le succulent
menu rassasie Héraclès à tel point qu’il en oublie presque la
raison de sa venue ici-bas ; mais l’arrivée d’Hadès va rapidement
lui rafraîchir la mémoire. Le prince des Ténèbres est beaucoup
moins accueillant que Perséphone et quand le héros se présente
et lui expose son dessein d’enlever Cerbère, il lui impose une
série de conditions : d’abord, il ne devra utiliser ni arme de
fer ni bouclier, ensuite il devra vaincre à mains nues le monstre
sans jamais le tuer ni lui faire couler une seule goutte de sang.
Bien décidé de clore ce douzième travail par une victoire, Héraclès
promet de ne faire aucun mal au molosse quitte à risquer sa vie
pour cela. Hadès lui indique alors qu’il trouvera l’animal près
des portes de l’Achéron ; sur ces mots, le héros se lance à la
recherche de Cerbère et bien vite, il retrouve les traces du monstre
et il n’a qu’à suivre les empreintes laissées dans le sol couvert
de cendres et de boue. Quand il aperçoit enfin la bête, le spectacle
qui s’offre à lui est monstrueux : le chien possède trois énormes
têtes et son poil est hérissé de serpents… mais il en faut plus
pour effrayer Héraclès qui se précipite en hurlant sur l’une des
terrifiantes gueules du monstre. Vêtu de son invincible peau de
lion, le héros peut sans trop de crainte affronter l’animal au
corps à corps ; bien que la fourrure de serpents tente de le mordre
à plusieurs reprises, Héraclès s’agrippe au cou de la tête centrale
et il commence à serrer jusqu’à ce que la bête gémissante et suppliante
reconnaisse en lui son nouveau maître. Après avoir domestiqué
Cerbère, le héros lui attache une laisse et entame le chemin du
retour à la surface en traînant derrière lui la bête craintive
et obéissante.
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Mercure, Hercule et Cerbère
sortent de des enfers,
Edme Bouchardon, XVIIIème
siècle. |
Hercule sortant Cerbère
des Enfers, fresque, Niccolo dell'Abate, XVIème
siècle. |
Bien qu’aucun témoignage n’ait pu confirmer
le lieu exact d’où Héraclès et Cerbère sortirent des Enfers (on
parle de tunnels de sorties sur le mont Laphystion en Béotie,
à Hermione, à Héraclée du Pont ou même sur le Cap Ténare), toujours
est-il que le héros s’introduit dans Mycènes avec le monstre et
il poursuit jusqu’au palais royal effrayant toute la population :
c’est l’occasion rêvée pour terroriser une dernière fois le malheureux
Eurysthée qui, à la vue de Cerbère, court une nouvelle fois se
jeter au fond de sa jarre et ordonne à Héraclès de ramener le
chien aux Enfers et de quitter les lieux pour toujours. Ainsi,
bien loin de déplorer une nouvelle fois l’inutilité de ses travaux,
Héraclès restitue le gardien de l’Hadès avec toute la joie d’un
prisonnier qui retrouve sa liberté après douze années d’expiation.
Son repos, aussi bref qu’il soit, lui sera bien mérité…
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Hercule et Cerbère,
Paul Manship, 1966. |
Héraclès
montrant Cerbère à Eurysthée,
hydrie
ionienne à figures noires, 530-520 avJC. |